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« Sortir de l’Autisme » de Jacqueline Berger

mardi 3 décembre 2013, par Jean-Claude Maleval

Éditions Buchet-Chastel. Paris. 2007

Le titre et la quatrième de couverture laissent supposer qu’il s’agit d’un nouvel ouvrage d’une mère d’enfant autiste expliquant comment elle est parvenue à infirmer l’avis des spécialistes concernant l’incurabilité de ses deux jumelles. Certes, c’est de cela dont il s’agit, mais seulement pour une part. En fait cet ouvrage s’avère d’une grande originalité par rapport aux témoignages antérieurs, car il s’accompagne d’une réflexion sur le concept d’autisme, et le hausse au niveau d’un révélateur des mutations de la société occidentale contemporaine.

Jacqueline Berger n’est pas une mère d’autiste qui a sacrifié sa vie professionnelle pour se consacrer corps et âme à l’éducation de ses filles. Elle travaille depuis 1989 comme journaliste à « Libération » et elle a fait confiance à un hôpital de jour d’orientation psychodynamique pour soigner ses enfants. Elle témoigne combien il est difficile, même à Paris, de s’orienter dans le maquis de l’autisme, pour parvenir à rencontrer des gens motivés et compétents, à l’écoute des parents, qui sachent appréhender les enfants qui leur sont confiés comme des sujets, et non comme des objets scientifiques, de surcroît « handicapés ». Depuis que le législateur a décrété que l’autisme est un handicap, et non une pathologie psychique, les professionnels qui acceptent de « laisser s’épanouir les capacités d’autoréparation de l’existence », en suivant le rythme propre des enfants autistes, sont menacés de disparaître : techniques trop longues, trop chères, non scientifiques, pas totalement maîtrisables par le thérapeute, difficiles à évaluer. Les apports de la clinique ne comptent pour rien au regard de l’idéologie scientiste qui modèle l’approche dominante de l’autisme. Que feront les évaluateurs et épidémiologues de l’INSERM dans leur prochaine étude de l’autisme du témoignage de J. Berger selon lequel ses filles ont parcouru un chemin considérable grâce à un traitement psychodynamique ? À quatre ans, elles étaient enfermées dans un isolement presque total, captivées, sans parler, par des jeux répétitifs, à onze, l’une parle couramment, tandis que l’autre la suit, avec un peu de retard. J. Berger prône une réhabilitation des travaux cliniques sur l’autisme, elle constate que les psychanalystes ne font plus assez d’efforts pour se faire entendre, elle ne craint pas d’affirmer que « Bettelheim est pourtant incontournable ». Certes, malgré quelques excès, toujours rappelés par ses détracteurs, concernant sa méfiance à l’égard des parents, la clinique de Bettelheim reste un apport majeur à la connaissance de l’autisme. À se focaliser sur les limites de son approche, on oublie l’essentiel, à savoir qu’il fut le premier à établir que l’autisme n’est pas incurable, à la condition de stimuler et de respecter les capacités autothérapeutiques du sujet. La relation de la cure de Joey, l’enfant-machine de « La forteresse vide », reste une ouverture de premier ordre sur la spécifité du fonctionnement de l’autiste, une étude sans précédent de ses capacités évolutives, plus riche d’enseignements que la masse de données ponctuelles recueillies à la faveur de tests et d’observations de comportements. Il est peu de domaines de la connaissance où des travaux tels que ceux de Bettelheim avec Joey, de M. Klein avec Dick, ou de V. Axline avec Dibs, si novateurs et si exemplaires, si probants quant aux approches psychodynamiques de l’autisme, peuvent en quelques années être tenus pour rien.

Comment cette mutation a-t-elle pu se produire ? Essentiellement, selon J. Berger, en raison de la logique de marché qui s’insinue avec force dans le domaine de la santé, pour laquelle il est nécessaire de contraindre l’humain dans une approche comptable et objectivante. Logique qui converge avec l’idéologie scientiste pour oublier ce que sait tout épistémologue : que l’efficace de la science n’advient qu’au prix considérable d’une suture de la subjectivité. Le concept contemporain d’autisme, forgé sur le Net par les tenants du tout biologique, relayé par les associations de parents d’autistes, est construit autour de l’imminence de la découverte de sa cause organique. C’est à partir de cette supposition que sont déconsidérées les recherches psychodynamiques et que sont rejetées dans les poubelles du savoir des cures et des travaux pourtant hautement probants quant à l’existence de capacités autothérapeutiques mobilisables par des sujets autistes placés en des conditions favorables. Dans le moment où l’on affirme au grand public, et même aux étudiants en médecine, que le mystère de l’autisme est résolu, les chercheurs constatent que la perspective de sa localisation dans les gènes ou dans le cerveau recule sans cesse, en raison des découvertes sur l’épigenèse et la plasticité cérébrale, qui obligent à prendre en compte le rôle de l’environnement. Qu’importe : la rumeur convient aux décideurs et aux évaluateurs, de sorte, écrit J. Berger, que « les deux discours prédominants sur l’autisme, comme « maladie génétique » (biologistes) et comme « handicap social » (parents), convergent dans l’air du temps en un résidu simplifié de handicap génétique, contraction qui a la vertu d’un principe de certitude ». Les conséquences sociales sur le traitement des enfants autistes sont lourdes : puisque la cause reste inconnue leur guérison n’est pas envisageable. Défaitisme thérapeutique et désaffection des soignants en résultent trop souvent. Pire encore : en méconnaissant l’angoisse de ces enfants, en voulant les rééduquer sans tenir compte de ce qu’ils peuvent supporter, les maltraitances à leur égard se multiplient. Le discours ségrégatif de la science promeut des normes par rapport auxquelles les déviants sont volontiers stigmatisés plutôt que d’être considérés comme différents. « Ce mouvement, affirme-t-elle, a pour corollaire une augmentation des maltraitances sur ceux qui « ont qlq chose qui ne va pas » dans une société qui, sans prendre garde, se déshumanise ». On sait que les prisons et les rues sont devenues des annexes de l’hôpital psychiatrique démuni dans lequel la logique budgétaire soumet les patients à des traitements rapides, pour minimiser leur coût, voire violents (retour de l’électro-choc), en se satisfaisant de l’éradication du symptôme, sans vouloir considérer la banalité des récidives, et la fréquente persistance du mal-être.

J. Berger souligne pertinemment que le glissement sémantique du terme autisme vers la notion de handicap produit des effets dommageables pour la prise en charge des sujets autistes. La principale conséquence du changement d’approche consiste à ne plus chercher à les soigner mais à les éduquer. Il en résulte que leur souffrance psychique n’est pas prise en compte. On méconnaît que la plupart des enfants autistes, comme elle l’a constaté, mélangent constamment le fait de ne pas savoir, avec celui de ne pas être aimé, d’être nul, inexistant. Ils se trouvent dès lors de plus en plus fréquemment soumis à des techniques de rééducation, ignorante de leurs craintes et de leurs angoisses, pour lesquelles seule leur obéissance oriente le travail. Dans ces conditions l’intégration scolaire pour tous, prônée par les politiques, s’avère un mythe désastreux, elle conduit le plus souvent à confronter un enseignant sans formation spécialisée aux perturbations d’un enfant qui demande à lui seul autant d’attention que la classe entière. Même les enseignants les plus sensibilisés aux problèmes spécifiques des autistes ne peuvent avoir en permanence la disponibilité nécesssaire. Il faut oser soulever le problème de l’intégration scolaire des autistes comme le fait J. Berger : les intègre-t-on vraiment, demande-t-elle, ou au contraire en désintègre-t-on certains en leur infligeant des souffrances insupportables par manque de moyens ? Sachant que le milieu scolaire n’a ni les moyens humains, ni les compétences, pour donner aux enfants autistes l’attention qu’ils requièrent, on hésite entre déplorer ou se satisfaire que des milliers d’entre eux ne puissent y être accueillis.

Que faire dans ce contexte de raréfaction des prises en charge institutionnelles soucieuses du respect des singularités subjectives ? La plupart des parents essaient de se rassurer en s’en remettant aux certitudes du discours de la science, qui leur sont généreusement servies ; d’autres, qui en discernent les limites, s’engagent en de longues et difficiles recherches tâtonnantes jusqu’à ce que parfois s’ouvre une écoute attentive de la spécificité de leurs difficultés. Pour cela il faut rencontrer des soignants formés à la nécessité de suspendre leur savoir. J. Berger discerne fort bien que cette nescience méthodique, si contraire aux idéaux scientistes, est une richesse porteuse d’une dynamique pour le sujet. « On a beaucoup reproché aux professionnels, notamment aux psychiatres analytiques, écrit-elle, leur diagnostic flou, leurs pronostics incertains, leurs dénominations compliquées, mais faut-il, pour autant, abandonner le principe de prudence, d’incertitude qui est le principe de tout devenir humain ? […] En matière d’autismes, poursuit-elle, le principal grief adressé aux approches psychanalytiques, c’est qu’elles ne produisent guère de certitudes – un hiatus fondamental, puisque ce défaut est leur principale qualité, à savoir le tâtonnement érigé en principe ». Tout le contraire d’une rationalisation des soins, dans le cadre de « bonnes pratiques » contraignantes et rigides, fondée sur un dépistage toujours plus précoce, démarche qui méconnaît qu’en matière de médecine mentale le diagnostic peut modeler le trouble, parfois même le fixer. La psychanalyse repose sur un savoir déposé depuis plus d’un siècle, mais ce n’est pas une science, c’est un travail artisanal, orienté sur ce qui échappe à la science, à savoir la subjectivité, et ses productions. Non seulement les rêves, lapsus, et fantasmes, mais aussi ces découvertes plus récentes que sont les objets transitionnels (Winnicott) et les objets autistiques (Tustin). De surcroît la psychanalyse rappelle, comme le souligne J. Berger, que « l’état affectif des parents est le premier oxygène émotionnel que respire l’enfant ».

Que propose-t-elle quant au traitement de l’autisme ? Des institutions où l’éducation et les soins soient associés, où la prise en charge soit adaptée au rythme du sujet, et où l’on prenne en compte l’angoisse, plutôt que de la combattre violemment, pour cela un certain regard doit être porté sur les enfants. « Un regard, écrit-elle, qui n’évalue pas avant de voir, qui ne mesure pas tout à l’aune de son propre étalon, un regard qui donne à autrui la possibilité d’être pleinement ce qu’il est, dût-il être étrange et dérangeant. Un regard qui donne de l’existence, qui ne cherche pas à dominer ». Si la logique de marché parvient à chasser ce qui reste de psychiatrie humaniste des institutions publiques, un tel regard ne fonctionnera bientôt plus qu’en quelques institutions privées, pour la plupart encore à créer.

La deuxième partie de l’ouvrage traite de notre société contemporaine appréhendée en écho de l’autisme, une société dans laquelle nous sommes appelés à consommer pour combler le vide existentiel, une société qui promeut comme norme l’identification à un individu jeune, libre, riche, heureux, et en bonne santé, ce qui conduit à se représenter les malheureux, les malades, les vieillards, et bien d’autres, comme des repoussoirs. En fait, en contraste avec un accroissement du confort matériel, le sujet déboussolé du temps de l’Autre qui n’existe pas vit dans un inconfort psychique croissant dont témoigne l’augmentation considérable des pathologies psychiatriques dans tous les pays occidentaux. « Notre monde est « autiste », constate lucidement J. Berger, et ne veut pas le savoir. Le repli sur soi, léger ou massif, caractérise une époque qui dérive vers le tout-marchand sans se soucier de la « casse » humaine liée à cette course folle ».

Bref, un ouvrage d’une facture sans précédent, tonique, pertinent, et documenté, qui porte un regard décapant sur le monde occidental moderne appréhendé par la lorgnette de l’autisme. A lire absolument.

J-C Maleval.

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