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Un animal comme bord autistique

lundi 2 juin 2014, par Jean-Claude Maleval

A propos de Mon ami Ben, de Julia Romp

Résumé : Quand George élut un chat pour objet autistique, sa mère constata rapidement une spectaculaire sortie de son enfermement. L’animal et l’enfant développèrent un étonnant attachement spéculaire l’un à l’autre. George inventa un « parler-chat » qui lui permit d’échanger verbalement avec ses proches. Par l’entremise de l’animal diverses acquisitions devinrent possibles. La disparition temporaire du chat entraina le retour du retrait autistique attestant ainsi de la fonction capitale du bord pour les progrès de Georges. Ce récit confirme l’importance du respect des inventions singulières des autistes pour obtenir des effets thérapeutiques décisifs.

                        La notion de « bord autistique » se trouve développée en 2009 dans « L’autiste et sa voix »[1]. Trois éléments souvent intriqués peuvent le constituer : l’objet autistique, le double et l’îlot de compétence. Parmi ses caractéristiques remarquables, la plus importante réside dans sa capacité à opérer comme un capteur de jouissance dynamisant, il constitue de surcroît une frontière protectrice à l’égard du monde extérieur, et peut servir de canal vers celui-ci.   C’est une remarquable spécificité du fonctionnement autistique que de pouvoir parvenir à maîtriser la division du sujet par l’intermédiaire d’un contrôle du double. Initialement le sujet autiste a un rapport transitiviste aux petits autres, comme aux objets. Alors le double est partout.  Pour souligner l’absence de médiation certains cliniciens font état d’une identification adhésive. À ce niveau de fonctionnement, le rapport à l’autre risque aisément de verser dans la violence ; c’est ce que décrivent les Lefort du rapport au double. Selon eux, pour le sujet autiste, le monde est à détruire, ou bien le détruit[2]. Le double autistique apaisant n’advient que quand il est construit, sur un bord protecteur, qui localise la jouissance, et dont le sujet possède la maîtrise. Alors ce n’est plus un rival, mais un appui. Bettelheim fait état « d’une structure extériorisée pour une personnalité intérieure »[3], d’autres parlent d’un « moi auxiliaire », d’une « structure de soutien », d’un « contenant », d’un « appui » ou d’un « aidant ». Certains se réfèrent à un « maternage symboligène ». Malgré leur diversité, ces intuitions convergent. À s’adapter intuitivement au fonctionnement autistique, deux nouvelles professions ont été créées : « le « facilitateur », pour la pratique de la communication par ordinateur, et l’assistant de vie scolaire ». Ce sont des incarnations codifiées du bord autistique.

                        Une connaissance de la « fonction du bord » est essentielle pour tout traitement  de l’autisme qui privilégie les motivations du sujet plutôt que l’imposition d’apprentissages. Prendre appui sur le bord est au principe d’une cure de l’autiste quand celui-ci est considéré comme un sujet doté d’une énergie libidinale, et non pas réduit à sa conscience, ou à ses comportements.

                        Les objets aptes à tenir la fonction de bord pour un autiste sont d’une grande diversité. Les principaux sont les suivants : une machine, un compagnon imaginaire, un frère, une sœur, un ami, un parent, un animal, une vedette, un soignant, un enseignant, etc.

En ce qui concerne George ce fut un chat. Sa mère relate sa spectaculaire sortie de l’enfermement autistique dans un ouvrage récent[4] Il s’agit d’un témoignage précis et instructif qui mérite que l’on s’y attarde.

                        Jusqu’à ses 10 ans, George présenta un tableau d’autisme classique (indifférence à autrui, conduites d’immuabilité, retard des acquisitions scolaires, incompréhension des règles de conduite, insensibilité à la douleur). Le diagnostic tarda cependant à être porté, sans doute parce qu’il parlait correctement. George s’apparentait

plus aux autistes d’Asperger qu’à ceux de Kanner.

La rétention de la voix n’était pas absente, mais elle restait discrète[5] : sa mère notait qu’il avait de la peine à dire tout haut ce qu’il pensait. Un processus d’inhibition intervenait dans sa parole quand l’expression était trop chargée d’affect. Il était incapable de dire en face à quelqu’un « je t’aime ». Même après une nette amélioration de la qualité de ses rapports sociaux, sa mère notait la persistance de ce mode de fonctionnement. Elle relate qu’il fut très touché en apprenant la mort du chien de son assistante scolaire.

« - J’ai voulu lui dire, confie George à sa mère, que son chien était au paradis.

- Eh bien, répond sa mère, tu pourrais lui dire demain, si tu veux.

- Non, non, réplique-t-il vivement, ça ne se dit pas, à personne.

- Et pourquoi ?

- Ça ne se fait pas, c’est tout »[6].

Il ne saurait rendre raison de ce blocage, mais il s’impose clairement à lui avec force. Il en témoigne encore au terme de l’ouvrage, quand il a atteint 14 ans. Bien qu’il ait fait des progrès considérables, il peine encore à lâcher l’objet voix et l’objet scopique : « Je veux regarder et parler, affirme-t-il, mais ça ne sort pas ou bien ce n’est pas ce que je voulais dire »[7]

George habite Londres, de sorte qu’avant ses 10 ans il avait eu l’occasion de consulter beaucoup de spécialistes. Ils avaient déployé d’immenses efforts pour l’aider, affirme sa mère, mais, souligne-t-elle, «  ce fut Ben et personne d’autre qui changea sa vie pour toujours ». Quand il fit la connaissance de Ben, lors de l’été 2006, c’était un chat abandonné, malade, en piteux état. Cet état pitoyable constitua sans doute une des raisons pour lesquelles une étonnante rencontre s’opéra entre eux. George avait eu auparavant un lapin, mais celui-ci n’avait pas retenu longtemps son intérêt. Pourquoi n’en a-t-il pas été de même pour le chat ? Selon George, note sa mère, « le monde se divisait en deux : d’un côté, les gens qui agissaient si étrangement et étaient les vrais responsables des problèmes qu’on lui reprochait de causer et de l’autre ceux qui avaient besoin d’aide »[8]. Une telle division du monde est fréquente chez les enfants autistes, au-delà d’une certaine frontière, le monde est un chaos incompréhensible, en-deçà, ils évoluent dans un monde rassurant régi par des règles strictes. L’immuabilité de l’environnement immédiat est un traitement du chaos du monde extérieur. Dans le monde maîtrisé par George se tiennent des personnes qui ont besoin d’aide, lui-même bien sûr, mais aussi sa mère qui ne travaille pas et vit de l’aide sociale, ainsi que son seul ami, Lewis, un enfant handicapé. George, relate sa mère, était attiré par tout être dont il pensait qu’il avait besoin de son aide. On conçoit qu’un animal handicapé ait été plus approprié que tout autre pour s’insérer dans son monde. Dès les débuts de leur rencontre il se montra très préoccupé de sa santé.

D’emblée la mère de George constata avec étonnement de remarquables modifications du comportement de son enfant en présence du chat Ben. Dans cette circonstance sa parole, son adresse et son regard n’étaient plus les mêmes. Lui qui évitait tout échange trop direct avec autrui se mit à interpeller l’animal en utilisant une voix nouvelle; de surcroît il n’hésita pas à le regarder dans les yeux et à soutenir en retour son regard. La mère relate la scène suivante qui eut lieu chez le vétérinaire :

« - Benny Boo ! cria-t-il d’un voix haut perchée, que je n’avais jamais entendue, frémissant d’excitation, l’air ravi de l’aubaine.

- Tu te sens mieux, maintenant, Ben, tu vas bien ? lui demanda George.  Il parlait d’une voix chantante que je ne reconnus pas, commente la mère, et le chat répondit à ses salutations par des miaulements.

- Je crois qu’il t’aime bien, fit, sourire aux lèvres, l’assistante vétérinaire […]

George se tut aussitôt. Il détestait parler à quiconque, par-dessus tout aux étrangers et il ne pouvait regarder les gens dans les yeux quand ils s’adressaient à lui. Il regardait un peu au-dessus d’eux, au loin – tout plutôt que de les fixer. Mais dès que la jeune femme vaqua à d’autres tâches et que George comprit qu’elle avait détourné le regard, il se pencha de nouveau vers la cage.

- Benny Boo ! dit-il de sa petite voix stridente, est-ce que tu as mal au ventre ?

[…] Le chat ondulait sous les petits mots doux de George.

Le chat renifla l’air et George se pencha un peu plus. Quand sa tête fut au niveau de celle du chat, ce dernier le fixa droit dans les yeux et j’étais sûre, écrit sa mère, que George allait détourner le regard. Mais au lieu de regarder par-dessus la tête du chat ou de fixer le sol, il regarda son nouvel ami droit dans les yeux. Tous deux se regardèrent intensément quelques secondes pendant que George continuait à murmurer doucement. Je retins mon souffle et les fixai tous deux, sous le choc : George parlait au chat et lui souriait comme si c’était habituel chez lui et, de son côté, le chat le couvait littéralement du regard. Un peu comme un vieillard qui en a beaucoup vu et qui sait d’instinct à qui se fier ». La scène est surprenante puisque ordinairement George, comme beaucoup d’autistes, ne supportait le regard de l’autre « qu’une fraction de seconde, et encore seulement avec des proches […] Jamais d’un étranger et sûrement pas d’un chat à l’aspect étrange »[9].

Un chat handicapé n’inquiétait pas George : ce trait le prédisposait à entrer dans son monde. Quand sa mère s’interrogea sur les raisons de l’étonnant engouement de son fils d’ordinaire si indifférent, elle fit la même hypothèse : « peut-être savait-il que cette pauvre bête avec son air d’orphelin pitoyable aurait bien du mal à se faire une place dans ce monde, un peu comme lui. [10]» Ben était à l’image de George ce qui le rendit particulièrement apte à prendre la place d’un double. Celui-ci n’est pas inquiétant pour l’autiste tant qu’il est prévisible et maîtrisable ; or Ben et George développèrent une relation qualifiée « de parfaitement harmonieuse ». Non seulement ils jouaient ensemble, à cache-cache et au trampoline, mais Ben suivait partout son maître ; quand l’enfant n’était pas à l’école, et il acceptait tout de lui, même quand il lui attrapait la queue ou lui malaxait les oreilles. Ben avait si bien trouvé place dans le monde sécurisé de George, organisé par les règles d’immuabilité, qu’il s’était intégré dans ses rituels. Il « semblait avoir compris à quel point ses habitudes étaient importantes pour George, écrit sa mère, et il les a assimilées dès son arrivée chez nous »[11] L’enfant et le chat s’entendirent si bien que chacun imita l’autre dans la mesure de ses possibilités, le chat joua à des jeux d’enfant, tandis que George faisait semblant d’être un chat. « Il le faisait si souvent, note sa mère, que j’avais presque cessé de le remarquer. George se mettait à quatre pattes et il ronronnait comme Ben ou il imitait sa façon de marcher »[12] L’assimilation de l’un à l’autre s’accentua encore quand George n’hésita pas à faire parler Ben par sa propre bouche, lui prêtant ainsi ses idées.

En s’adressant à cet animal, en le regardant, c’est-à-dire en acceptant de lui faire don de sa voix et de son regard, George introduit la dimension du manque dans son fonctionnement subjectif. Une des conséquences immédiatement saisissable est le surgissement du sentiment amoureux qu’il ne connaissait pas auparavant. « Avant l’arrivée de Ben,  confie George, je ne voulais aimer personne. Je ne savais pas ce que c’était que l’amour. Je n’y pensais pas vraiment. Je me souviens juste que je savais que Maman était là pour veiller sur moi. Mais c’est différent maintenant »[13]. Quand le manque est capté par un double, le sujet garde une maîtrise sur ce qui lui fait défaut. Le double de l’autiste n’incarne pas l’étranger qu’une perte radicale met en jeu. C’est une des plus remarquables caractéristiques du fonctionnement autistique : la capacité à localiser sa jouissance sur un objet-double grâce à quoi il garde sous contrôle le manque qui enclenche le désir.

La rencontre de Ben permit à George de faire évoluer ses aptitudes à communiquer. Il est assez fréquent d’observer que le développement de la parole d’un enfant autiste se produit à la faveur de l’adresse non pas à une personne mais à un objet. Bettelheim notait déjà que le décalage de l’adresse constituait un mécanisme de protection fonctionnant à la condition que l’objet soit sous contrôle. Il constata que Marcia « s’adressa d’abord aux objets », selon lui « du fait qu’il y avait maintenant des objets qu’elle était à même de contrôler, elle pouvait leur parler sans danger : il n’y avait pas de représailles de leur part »[14]. Un animal familier peut s’avérer aussi rassurant qu’un objet. Cependant, pour communiquer avec son chat, George mit de surcroît en place un procédé original de rétention de la voix : il ne parlait à Ben qu’avec une voix autre que sa voix ordinaire. Il s’adressait à lui, note sa mère, d’une « voix douce, chantante et haut perchée que je ne lui avais jamais entendue. Le ton qu’on utilise pour les enfants et les bébés, débordant d’affection, roucoulant de tendresse »[15]. Cette variété de « mamanais » ou « parler-bébé », George et sa mère le nommèrent le « parler-chat ». Il n’est pas angoissant pour l’enfant, car s’il y fait don de sa voix, ce n’est pas de sa voix authentique, seule une voix de substitution y est engagée ; de surcroît elle n’est cédée qu’à son double, de sorte que la perte reste maîtrisée. Rien ne fait obstacle à ce qu’il l’utilise volontiers. Elle lui permet de parler aisément, ce qu’il ne faisait pas auparavant. « Quand George s’adressait à Ben, observe sa mère, il ressemblait à un personnage de Walt Disney. Sa petite voix aiguë était douce et aimante, c’était une voix spéciale juste pour Ben. J’ai vite compris que la présence de ce chat l’incitait à parler : il me disait où se trouvait Ben, ce qu’il faisait, s’il voulait boire ou manger… »  Non seulement son usage de la parole se développa en passant par le « parler-chat », mais il parvint à s’adresser à d’autres qu’à son chat en l’utilisant, d’abord avec sa mère, puis avec quelques uns de ses proches : sa grand-mère maternelle et ses oncles (Boy, Tor et Nob), lesquels acceptèrent de lui répondre dans la même tonalité. Beaucoup d’éducateurs inspirés de méthodes classiques d’apprentissage auraient sans doute déconseillé d’entretenir ce comportement anormal. N’était-ce pas un caprice qui risquait de le mettre à l’écart des enfants de son âge ? Intuitivement, Julia Romp prit le sage parti non pas de dresser son enfant mais de s’appuyer sur ses inventions. « Bientôt, relate-t-elle, je me suis mise à répondre du même ton pour l’encourager. Je ne savais pas trop d’où venaient nos voix de chat ni ce qu’elles signifiaient, mais je voulais me mettre au diapason parce que j’avais depuis longtemps compris que je devais m’adapter à la façon de communiquer de George, quelle qu’elle soit »[16]. À l’encontre des méthodes à la mode de traitement de l’autisme qui cherchent à adapter l’enfant, Julia Romp fit l’expérience qu’elle obtenait plus aisément des résultats avec son fils en s’adaptant à lui. Elle constata vite que ce mode de traitement de la voix permettait à George de faire de grands progrès dans ses capacités d’expression verbale. Dès lors elle n’hésita pas à l’adopter. « George et moi, écrit-elle, utilisions notre « parler-chat » à tout bout de champ et sans nous cacher. Ce langage nous permettait de communiquer joyeusement, de nous amuser, et de mieux nous comprendre en toutes circonstances, raison pour laquelle Maman, Boy, Nob ou Tor [ses cousins] nous entendaient parler ainsi chaque fois qu’ils passaient. Au lieu de se demander si je n’avais pas un peu perdu la boule, ils se mirent à nous imiter en voyant George si à l’aise. […] Aucun de nous ne comprenait pourquoi ce parler-chat était si efficace, mais nous étions bien obligé de constater qu’il aidait George à dire des choses qu’il n’avait jamais exprimé jusque-là »[17]. Le parler-chat lui permet de mettre à l’abri sa propre voix, de sorte qu’il est rassurant et plaisant. « Ça m’excite », affirme George. Ce mode d’expression ne lui donne pas le sentiment angoissant de perdre quelque chose de lui-même quand il parle. George exprime nettement que le « parler-chat » implique une reconnaissance de l’altérité et que dans le même moment il s’efforce d’en réduire  l’étrangeté : « en parler-chat, confie-t-il, Maman, Ben et moi on se sent plus proches »[18]. Communiquer ainsi témoigne de l’acceptation de l’existence de deux objets indépendants de lui, mais ils ne sont pas inquiétants : leur altérité est gommée par le partage d’une langue commune, qui contribue à faire d’eux des doubles.

Les apprentissages des autistes se font beaucoup plus aisément quand ils prennent appui sur un bord élu par le sujet. Tout se passe pour eux comme si une nouvelle règle ne pouvait être assimilée qu’à la condition qu’elle appartienne au bord et qu’elle soit investie libidinalement par celui-ci. La mère de George se désolait qu’il n’ait pas acquis les règles de politesses qu’elle lui avait pourtant maintes fois expliquées. Elle constata empiriquement que la logique du fonctionnement subjectif des autistes n’est pas celle des autres enfants quand elle découvrit qu’elle pouvait passer par Ben pour les lui apprendre.

 

« Ben n’aime pas ça, dit-elle un jour à George qui venait de roter pendant le repas.

Son visage ne trahit aucune réaction, relate-t-elle, et il resta silencieux quelques instants, avant de me demander :

- Tu es sûre ?

- Oui.

- Pourquoi ?

- Parce qu’il estime que c’est impoli et Ben déteste les gens mal élevés.

- Vraiment ?

- Oui. Ben est un chat très poli. Il n’aime pas les rots.

George n’ajouta rien mais peu de temps après cette conversation, il prit l’habitude de quitter la pièce à grands pas pour aller chercher du papier de toilette chaque fois qu’il avait envie de roter. Il plaquait le papier devant sa bouche et l’on n’entendait qu’un bruit étouffé. […] Après avoir admis que Ben était un chat très poli, il signifia à toute personne qui rotait accidentellement devant lui que ce n’était pas bien.

- Ben n’aime pas ça, disait-il très sérieusement. Il trouve cela très impoli. »[19]

 

L’investissement libidinal de l’autiste passe par le détour de son double. Celui-ci  localise sa jouissance, il devient « son centre, sa voix »[20], comme le note Julia Romp à propos de Ben. De cette erreur quant au point d’insertion de la libido, selon l’expression de C. Soler, il résulte qu’une règle qui vaut pour le double est volontiers acceptée par le sujet lui-même. Ce qui est important pour son double se prête à être valorisé pour l’autiste. Il pâtit d’un déficit d’identification qui lui semble lui rendre nécessaire le détour par une image pour se structurer. Ben procure à George une image de lui-même suffisamment distanciée pour lui permettre de l’examiner et de la façonner : ses « dialogues » avec le chat, auquel il prête ses propres pensées, constituent souvent des moments de réflexion sur son comportement. « Tu es trop turbulent, dit-il à Ben. Et tu es en retard dans ta scolarité. Tu ne parles pas aux gens, tu ne les aimes pas, tu n’es pas sociable ».[21] Sa mère note pertinemment que les monologues avec le chat l’aidait à s’expliquer avec la vie et lui permettait d’exprimer et donc d’apaiser ses inquiétudes. Il est caractéristique du sujet autiste de chercher à s’appuyer sur des identifications imaginaires rencontrées sur son bord pour mettre de l’ordre dans son monde et dans son fonctionnement. Une telle prévalence du double résulte de la défaillance de l’identification symbolique.

La fonction décisive du bord et de son investissement pour le traitement et la structuration du sujet autiste est apparue de manière manifeste à l’occasion de la disparition de Ben. En Septembre 2009, Julia et son fils voulurent prendre des vacances en Egypte, ils durent revenir précipitamment dès le 3ème jour, avertis que Ben avait quitté leur domicile. Aussitôt George rechuta dans son enfermement autistique : son « centre » fut atteint, son dynamisme libidinal ne fonctionna plus, la solitude redevint sa principale protection contre un monde extérieur inquiétant et pénible. « Il ne voulait plus rien faire du tout. Il ne jouait plus, rapporte sa mère, il restait assis dans sa chambre toute la journée et il avait pratiquement cessé de manger deux jours après notre retour […] Rester seul était son unique désir […] Il voulait que tout autour de lui soit aussi immobile et silencieux qu’il l’était lui-même »[22]. Il se perdit de nouveau en des stéréotypies : assis sur son lit avec sa collection d’objets brillants, les redisposant compulsivement à l’infini[23]. Facteurs d’enfermement supplémentaires : il refusa de continuer à utiliser le « parler-chat », et éprouva le sentiment que plus personne ne l’aimait. « Il n’était plus que l’ombre de lui-même, commente Julia, et j’avais la sensation déchirante que c’était à la vie elle-même que mon enfant était en train de renoncer »[24]. La perte de son double dynamisant, capteur de son énergie, le laissa désemparé, en proie à une véritable hémorragie libidinale. Couper un sujet autiste des éléments logés sur son bord conduit régulièrement, après ses colères, à son apparente inertie; elle témoigne d’un refus actif du social, faute du canal lui permettant d’investir celui-ci sans trop d’angoisse.  Certes le bord peut être utilisé à des fins d’autostimulations, mais ces conduites révèlent d’abord l’exceptionnel investissement dont il est l’objet, elles sont un préalable à la possibilité de l’utiliser pour que le sujet autiste s’ouvre au monde extérieur et se structure.

Trois mois après la disparition de Ben, George et sa mère eurent la chance de le retrouver. Il fut identifié à plus de cent kilomètres de leur domicile grâce à une puce électronique qu’il portait sur lui. Dès son retour, l’enfant sortit de son enfermement et redevint dynamique. « George avait ressuscité au moment où il avait retrouvé Ben, écrit sa mère, exactement comme je l’avais toujours prévu »[25]. Il cessa de considérer le monde extérieur comme malfaisant à son égard, raison majeure du désinvestissement de celui-ci. La haine exprimée à sa mère, depuis le départ de Ben, fit rapidement place au retour de  sentiments amoureux. « George s’est remis à me faire des câlins, constata-t-elle, et à parler d’amour. Il en parle de plus en plus souvent maintenant, soit pour me dire qu’il m’aime quand nous plaisantons ensemble, soit pour me dire que Ben m’aime ». Certains objets peuvent de nouveau être investis en passant par le canal du bord.

Le chat Ben constitue l’élément principal du bord autistique de George ; cependant deux autres objets participent à sa construction : sa Xbox et sa mère. Ce sont deux autres objets particulièrement investis qui lui servent de médiation vers le monde des adultes. Pourquoi s’attache-t-il tant à sa Xbox ? Tout d’abord parce qu’elle permet d’entrer en contact avec le monde extérieur en préservant la rétention de la voix : le locuteur reste caché derrière l’appareil. « C’est agréable, témoigne George, de parler aux gens qu’on ne peut pas voir. Je n’aimerais pas les voir »[26]. D’autre part, Julia devint un double beaucoup plus acceptable quand elle accepta de gommer son énonciation en adoptant le « parler-chat ». Il est manifeste qu’elle se fit alors beaucoup mieux entendre par son enfant. Un objet qui peut devenir le support de l’énonciation déplacée du sujet autiste est particulièrement apte à être intégré au bord.

Ce dernier se compose de trois éléments qui s’imbriquent volontiers totalement ou partiellement. Le double et l’objet autistique, dissociés par exemple chez Temple Grandin entre la vache et la machine à serrer[27], sont confondus pour George dans le chat Ben. En revanche, bien qu’à l’instar de beaucoup d’autistes il possède une remarquable mémoire, il ne semble pas avoir développé un îlot de compétence bien caractéristique. Certes, il témoigne que parmi les choses qu’il aime se trouvent les « documentaires animaliers », intérêt qui pourrait dériver de son exceptionnel investissement d’un animal, mais il semble que ses centres d’intérêt soient suffisamment diversifiés pour que l’îlot de compétence se dissolve en eux, gommant alors le trait autistique.

L’expérience de George et de Ben n’est pas exceptionnelle ; elle est même paradigmatique du lien étroit et constructif que l’enfant autiste peut construire avec son double. Elle révèle de surcroît que l’animal se prête bien à devenir support de ce dernier. Pourquoi ? Des spécialistes de la médiation animale avec des autistes le constatent empiriquement : « l’animal, écrivent-ils, sans langage, sans demande, « aspire l’angoisse » et rassure »[28]. Ils observent que lorsqu’un autiste investit un animal il parvient parfois à entrer dans une « réelle symbiose avec lui »[29]. En leur institution, ils proposent à des autistes la rencontre de poneys, d’ânes, de chiens, de chèvres, de boucs, de lapins, de cochons d’inde, etc., en étant attentif au choix de l’enfant comme à celui de l’animal. Une telle proposition devrait sans doute être faite à tout autiste qui n’a pas construit de double. Certains s’en saisiront, d’autres non. Malheureusement le carcan administratif qui s’abat sur les institutions de soins fait souvent obstacle à la présence d’animaux en leur sein. Si celui-ci ne suffisait pas les spécialistes de zoothérapie en rajoutent : ils demandent « impérativement » à ce que le chien médiateur fasse deux mois de formation à l’Institut français de zoothérapie[30] avant de passer une évaluation délivrant une accréditation ! Le chat Ben, initialement en piteux état, et qui plus tard sautait sur un trampoline, aurait-il été accrédité ?

                        Le témoignage de Julia Romp témoigne une nouvelle fois de la richesse et de la diversité des inventions dont sont capables les sujets autistes quand il n’est pas fait entrave à celles-ci au nom d’une science des apprentissages ou d’une supposée connaissance des étapes du développement. Sa méthode empirique de traitement de l’autisme n’est pas reproductible, quoiqu’elle puisse inspirer des parents, et des cliniciens ; dès lors, pour beaucoup de spécialistes, elle restera anecdotique. Faites attention aux études de cas mettent en garde les partisans de la méthode ABA : elles « peuvent être trompeuses puisque chaque cas est différent et le changement peut être dû au hasard »[31]. Ils n’ont rien à apprendre de Julia Romp ni des témoignages d’autistes de haut niveau tant que ces derniers n’auront pas été formés à une méthodologie scientifique. Il leur est inconcevable que le livre de la connaissance puisse être plus large que celui de la science. Pourtant, à ne pas intégrer les récits de vie, les études de cas et la méthode clinique, la connaissance scientifique de l’humain reste rudimentaire et réductrice.

Publié dans Bulletin de psychologie n°529



[1] Maleval J-C. L’autiste et sa voix. Seuil. Paris. 2009.

[2] Lefort R. et R. La distinction de l’autisme. Seuil. Paris. 2003, p. 13.

[3] Betteleheim. B. La forteresse vide. Gallimard. Paris. 1969, p. 390.

[4] Romp J. Mon ami Ben. Un chat sauve un enfant de l’autisme. J-C Gawsewitch. [2011] Paris. 2011.

[5] Selon la thèse développée dans « L’autiste et sa voix », les deux caractéristiques de la structure autistique sont la rétention de l’objet de la jouissance vocale, et le retour de la jouissance sur un bord.

[6] Ibid., p. 199.

[7] Ibid., p. 348.

[8] Ibid., p. 104.

[9] Ibid., p. 112.

[10] Ibid., p. 14.

[11] Ibid., p. 120.

[12] Ibid., p. 213.

[13] Ibid., p. 350.

[14] Bettelheim B. La forteresse vide. [1967]. Gallimard. Paris. 1969, p. 242.

[15] Ibid., p. 112.

[16] Ibid., p. 114.

[17] Ibid., p. 160.

[18] Ibid., p. 346.

[19] Ibid., p. 163.

[20] Ibid., p. 350.

[21] Ibid., p. 19

[22] Ibid., p. 271.

[23] Ibid., p. 308.

[24] Ibid., p. 310.

[25] Ibid., p. 340.

[26] Ibid., p. 346.

[27] Grandin T. Penser en images. Odile Jacob. Paris. 1997.

[28] Beiger F. Jean A. Autisme et zoothérapie. Communication et apprentissages par la médiation animale. Dunod. Paris. 2011, p. 78.

[29] Ibid., p. 147.

[30] Ibid., p. 27.

[31] Leaf R. McEachin J. Taubman M. L’approche comportementale de l’autisme. [2008]. Pearson Education France. 2010, p. 136.

 

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